Une proposition ministérielle pour une nouvelle nomenclature des intitulés de licences, censée entrer en application à la rentrée de 2015, prévoit de faire disparaître l’actuelle mention Musicologie pour la réduire au statut d’un simple « parcours » d’une mention « Arts du spectacle » regroupant pêle-mêle cinéma, théâtre, danse, musicologie, audiovisuel… Les arguments des concepteurs de cette réforme sont ceux d’une lisibilité accrue de l’offre de formation, afin de favoriser la mobilité étudiante.
Où est la « cohérence » ?
Tout d’abord, il est écrit que cette nouvelle nomenclature « doit être mise en concordance avec celle du master ». Or, dans la liste des mentions de masters, une mention « Musique, Musicologie » apparaît en toutes lettres. D’autre part, alors que la volonté de « cohérence » est rappelée dans ces deux propositions de nomenclatures de licences et masters, on constate en licence, outre la mention fourre-tout « Arts du spectacle » déjà évoquée et une mention « Arts plastiques », une autre mention « Arts », sans aucune précision, dont on ne voit pas très bien ce qu’elle recouvre. En master, outre la « Musique, Musicologie », on trouve une mention « Arts du spectacle, arts de la scène » à côté d’une mention « Théâtre, danse, cirque, arts de la rue » : si la musique, la danse et le théâtre (voire le cirque) font l’objet de mentions spéciales, on ne voit pas très bien ce que recouvrirait cette autre mention « Arts du spectacle, arts de la scène ». On constate donc un flou important dans cette nomenclature. Serait-ce là le signe d’une réforme engagée dans l’urgence, sans concertation avec les spécialistes de la discipline ? En tout cas, c’est la marque d’une certaine ignorance de ce qui fait la spécificité de nos domaines de spécialités. En l’état, une telle réforme marquerait la fin de plus de 60 années de musicologie universitaire et constituerait une régression scientifique et intellectuelle sans précédent.
Pourquoi la musicologie n’est pas un art du spectacle ?
Il est probable qu’en classant la musicologie parmi les Arts du spectacle, les promoteurs de cette réforme ont présentes à l’esprit la pratique scénique de la musique et aussi les licences « artistes interprètes » qui ont été mises en place ces dernières années dans de nombreuses formations universitaires de musicologie, en partenariat avec les conservatoires dans le cadre du LMD. Mais ces nouvelles formations, qui ne font que poursuivre en France ce qui se pratique couramment en Amérique du Nord par exemple, sont destinées à offrir un socle théorique à des interprètes et à orienter plus finement leurs choix actuels et futurs d’interprétation. Il s’agit donc d’enseignements fondamentaux de musicologie.
Ce que l’on entend plus largement par musicologie (ou « études musicales », etc.) concerne l’étude de la pensée, de l’esthétique, de la production, de l’exécution et de la réception musicales, dans une perspective historique comme contemporaine. Discipline analytique étudiant l’œuvre et sa genèse, mais aussi la place et le rôle de la musique dans une société donnée, son organisation sociale, ses représentations symboliques, ses codes et outils, ses grands courants, les discours qu’elle a générés, ses instruments, ses interprètes, etc., la musicologie ne peut se ramener à la simple étude de l’exécution musicale, qui, très souvent, n'est pas du tout « spectaculaire » au sens instauré par cette nomenclature ministérielle mais peut être rituelle, solitaire et intimiste, initiatique, etc. La Messe en Si mineur de Bach, le Requiem de Biber, Kind of Blue de Miles Davis, un « bocet » (lamentation funéraire roumaine), un rigodon du Dauphiné joué par le violoneux Emile Escale, le chant grégorien, etc., relèvent-ils des « arts du spectacle » ? La formidable interdisciplinarité que la musicologie a générée, au fil de son affirmation comme champ disciplinaire, et qui est nécessaire à son projet scientifique (analyse musicale, histoire, sociologie, ethnologie et anthropologie, iconologie, organologie, philosophie et esthétique, philologie et linguistique, psychologie, etc.), ne peut en aucun cas être ramenée à une étude en « Arts du spectacle ».
Cette nomenclature ampute la Musicologie de sa dimension de Science Humaine et Sociale
Dans cette proposition de nomenclature, la « Musique, Musicologie », simple parcours des Arts du spectacle, se situe dans le domaine « ALL » (Arts, Lettres, Langues »), l’un des quatre domaines destinés à régir l’ensemble des disciplines universitaires en France. Mais alors que la dimension sociale et culturelle de la musique est au cœur des études musicales, alors qu’une branche non négligeable de la recherche musicologique actuelle est en psychologie cognitive, pourquoi les musicologues seraient-ils dans un autre « domaine » que les sociologues, ethnologues, anthropologues, psychologues, etc. ? Alors que depuis plus de 150 ans, l’histoire sociale de la musique est l’une des composantes actives de la musicologie, alors que de nombreux sociologues de la musique revendiquent une forte proximité disciplinaire et méthodologique avec les ethnomusicologues, alors que la musique est aujourd’hui étudiée comme un « fait social total », et que depuis une vingtaine d’années, les études musicologiques, ethnomusicologiques et en sociologie de la musique sont de plus en plus croisées, alors que des formations universitaires de licence et de master reflètent aujourd’hui cette pluridisciplinarité, pourquoi fragmenter la musicologie sur des « domaines différents » ? Où sont la « cohérence » et la « lisibilité » revendiquées par les concepteurs de cette réforme ?
Pour toutes ces raisons, pour la défense, la promotion et la reconnaissance de la musicologie et de ses multiples approches disciplinaires, nous refusons cette nomenclature.
Nous demandons au Ministère de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur de la retirer et de s’engager dans une véritable concertation avec les principaux intéressés : les enseignants-chercheurs.
C’est pourquoi, nous vous engageons à signer cette pétition publique :
• Contre la disparition de la mention Musicologie de la nouvelle nomenclature de licence
• Pour une politique active de promotion et de la valorisation de notre discipline.
Frédéric BILLIET, Professeur, Musicologie, Université Paris-Sorbonne
Luc CHARLES-DOMINIQUE, Professeur, Ethnomusicologie, Université Nice Sophia Antipolis
Laurent CUGNY. Professeur, Musicologie, Université Paris-Sorbonne
Les signataires