Quand les gourous empêchent les élèves d’apprendre ...Plaidoyer pour une grammaire scolaire
Il est grand temps d’ouvrir les yeux.
Moins médiatique que celle de l’enseignement de la lecture, la question de l’enseignement de la grammaire n’en est pas moins cruciale. Dans ce domaine-là aussi, l’Éducation nationale n’a eu de cesse, réforme après réforme, de tout bouleverser, en puisant dans des travaux scientifiques qui lui servent de caution. Ainsi, dans la dernière terminologie officielle publiée sur le site du ministère (1),
dans la phrase « Je vais à Paris », « à Paris » est un COI (complément d’objet indirect du verbe aller), et non un complément de lieu, comme le pense encore naïvement une grande majorité de Français …
Il ne s’agit pas là d’une simple question de terminologie. Ce qui est en jeu, c’est toute une conception de la grammaire et de son enseignement. Et, par conséquent, la sécurité des élèves en classe et la confiance des familles en l’école.
Les promoteurs de cette nouvelle grammaire s’appuient sur des travaux universitaires de linguistique pointus, d’une grande richesse, mais ces travaux ne sont pas plus transposables à l’école primaire que la physique quantique ! Chaque chose en son temps ! En effet, d’une part, leurs méthodes interdisent la compréhension spontanée de la phrase (même un jeune enfant comprend bien que « à Paris » désigne un lieu) ; d’autre part, elles reposent sur de subtils déplacements de groupes de mots dans la phrase, où l’élève peine à se repérer et en est réduit à tâtonner.
En cherchant à les imposer dès l’école primaire, souvent contre l’avis même des professeurs de terrain, les responsables de l’enseignement du français compliquent, de manière gratuite, l’apprentissage de la grammaire. Pire, ils le rendent insécurisant, voire inaccessible aux plus fragiles, contrairement à la mission égalitaire de l’école publique revendiquée par le ministère de l’Éducation nationale et par tous ceux qui prétendent agir dans l’intérêt des enfants défavorisés.
Comme beaucoup de catastrophes pédagogiques, celle-ci part d’un bon sentiment : rendre l’enseignement de la grammaire à la fois plus ludique et plus actif, en mettant l’élève « en situation de chercheur » (2), en lui faisant effectuer des manipulations sur la phrase pour en tirer des conclusions. Or, les sciences cognitives ont démontré à quel point il est illusoire de vouloir faire réfléchir des enfants à la manière des scientifiques (3), puisqu’ils ne possèdent pas les mêmes connaissances qu’eux (4). On sait aujourd’hui, par la sociologie aussi (5), que ces méthodes sont même contre-productives. Les enfants ont besoin d’un enseignement structuré et progressif, qui passe peu à peu du simple au complexe.
Faute d’avoir su convaincre du bien-fondé de ces méthodes, l’Inspection des Lettres et le Ministère multiplient depuis quelques mois les exhortations aux professeurs du primaire et du collège à se plier à cette nouvelle grammaire (6). Beaucoup plus grave : au cas où ces injonctions ne suffiraient pas, certains inspecteurs régionaux menacent de représailles les élèves eux-mêmes, via les consignes de notation données aux correcteurs d’examens (7), manière de faire indirectement pression sur les professeurs… Du jamais vu, les élèves pourront avoir une mauvaise note s'ils répondent juste, mais pas dans les « clous » définis par la grammaire officielle (8) !
Ces « réformes » ne datent pas d’hier. Voilà cinquante ans qu’on s’échine à rendre quasi impossible l’apprentissage de la grammaire, avec les résultats qu’on sait, notamment en orthographe…
Il est urgent de mettre fin à cette dérive avant d’avoir rendu nos enfants aussi mauvais en grammaire que nous les avons rendus mauvais en lecture. Il est urgent de repenser, loin des méthodes universitaires, une vraie grammaire scolaire, autrement dit adaptée à l’école primaire et au collège.
C’est pourquoi nous, membres de l’association « Sauver les Lettres », professeurs de lettres expérimentés en collège et en lycée, lançons aujourd’hui cet appel :
Monsieur le Ministre, l'enseignement de la grammaire à l'école est aujourd'hui en déshérence. Nous vous demandons de remédier à cette situation, pour une génération de jeunes élèves, en particulier les plus défavorisés socialement, qui ne peuvent compter que sur l'école publique pour accéder au sens, à la logique de la langue, à la distance critique (9) et, in fine, à la profondeur des textes littéraires. Sur les ruines de la grammaire germe l'obscurantisme.
Collectif Sauver les lettres (10), http://www.sauv.net
Contact : [email protected]
(1) La Grammaire du français : terminologie grammaticale (2021), https://eduscol.education.fr/3107/guides-fondamentaux-pour-l-enseignement
(2) C’est la formule phare du « constructivisme », modèle pédagogique promu dans les années 1970, inscrit dans la loi Jospin de 1989, qui préconise que l’élève « doit acquérir un savoir […] par sa propre activité ». Ce principe figure dans les programmes de français de primaire de 1995 (Arrêté du 22 février) et du collège de 1997 (BO 5 du 30 janvier) et dans nombre de travaux disciplinaires, toutes matières concernées. Pour le second cycle, l’Inspection générale des Lettres parle en 1999 d’« élève enquêteur ».
(3) On pourra lire par exemple ce qu’en dit D. T. Willingham dans Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école.
(4) La linguistique universitaire n’est pas la grammaire scolaire. Elle interroge les limites des catégories traditionnellement admises, et c’est très intéressant pour des personnes qui, se spécialisant dans l’étude de la langue française, maîtrisent déjà ces catégories ; mais en aucun cas ce n’est adapté à un jeune public qui doit encore construire les concepts grammaticaux.
(5) "La phase de découverte, quelle qu'en soit la forme, joue très inégalement son rôle, en ne permettant qu'à une partie des élèves une appropriation satisfaisante des savoirs visés." Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle, La Dispute, 2016, p. 28.
(6) Par le biais d’une circulaire aux recteurs du 17 janvier 2023, « Valorisation du guide de référence La grammaire du français du CP à la 6e » (décembre 2022) émanant de la DGESCO (Direction générale de l’enseignement scolaire).
(7) On en trouvera de nombreux témoignages sur les forums d’enseignants, par exemple ici, à partir de la page 3 : https://www.neoprofs.org/t137490p50-dnb-2022-francais-metropole
(8) Un exemple : la question 8 du sujet de français au Brevet des collèges 2022, sur la page https://www.education.gouv.fr/reussir-au-lycee/brevet-bac-bep-et-cap-les-sujets-des-examens-2022-341396
(9) Cf Eric Pellet, " Grammaire vs linguistique " : les préjugés et la raison, http://www.sauv.net/univ2007_pellet.php « La grammaire est, avec les mathématiques, la discipline scolaire qui donne le plus tôt accès à l'abstraction. »
(10) Association d’enseignants de lettres et d'autres disciplines, de professeurs des écoles, de citoyens, animés par un idéal scolaire de gauche, porté depuis la Révolution française par Condorcet, Jules Ferry, Jean Zay, Langevin-Wallon, etc., et abandonné depuis quelques décennies par la gauche de gouvernement. Réunis dans un collectif fondé en 2000, nous sommes en lutte, depuis la "réforme" Allègre, contre l'affaiblissement, le dévoiement, voire la disparition de l'enseignement de la langue et de la littérature et contre une série de transformations [...] qui ont pour conséquence une baisse graduelle des exigences et des résultats de l'école publique. Nous dénonçons cette convergence délétère de politiques qui délaissent peu à peu la visée humaniste de l'enseignement au profit d'orientations étroitement utilitaires, et considèrent d'abord l'Éducation nationale comme un « coût » à réduire plutôt qu'un devoir fondamental de l'État vis-à-vis de ses citoyens. (http://www.sauv.net/qui1.php)
Les signataires